"Double Jeu"

Publié le par Bernard Minet

 

Quand je serai grand, je serai Bee Gees
Ou bien pilote de Formule 1
En attendant je me déguise
C’est vrai que tous les costumes me vont bien

Le rouge le noir

Le blues l’espoir
Et moi

De toutes les couleurs j’aime en voir

Refrain (1) :
C’est comme ça qu’est-ce que j’y peux

C’est comme ça qu’est-ce que j’y peux
(Faudrait savoir ce que tu veux)

(Faudrait savoir ce que tu veux)
C’est comme ça qu’est-ce que j’y peux

C est comme ça qu’est-ce que j’y peux
(Faudrait savoir ce que tu veux)

(Faudrait savoir ce que tu veux)

Oui

Quand je serai grand ce sera facile
Enfin je saurai qui je suis
Oui mais, en attendant je me défile

C est vrai je me dérobe et je me fuis

Je pleure,

Je ris,

J’ai peur,

Envie

Je sais
De toutes les couleurs je vais en voir

A qui la faute ?

Je suis l’un et l’autre
Double je
A qui la faute ?

Je suis l’un et l’autre

Refrain (2) :
(Faudrait savoir ce que tu veux)

(Faudrait savoir ce que tu veux)
C’est comme ça qu’est-ce que j’y peux

C’est comme ça qu’est-ce que j’y peux
(Faudrait savoir ce que tu veux)

(Faudrait savoir ce que tu veux)
Apres tout qu’est-ce que j’y peux

Apres tout qu’est-ce que j’y peux
(Faudrait savoir ce que tu veux)

(Faudrait savoir ce que tu veux)
(Faudrait savoir ce que tu veux)
(Faudrait savoir ce que tu veux)

Quand je serai grand, qu’on se le dise
Je serai vendeur dans les magasins
En attendant je me déguise
En chantant dans ma salle de bains

Refrain (3) :
(Faudrait savoir ce que tu veux)

(Faudrait savoir ce que tu veux)
C’est comme ça qu’est-ce que j’y peux

C’est comme ça qu’est-ce que j’y peux
(Faudrait savoir ce que tu veux)

(Faudrait savoir ce que tu veux)
C’est comme ça qu’est-ce que j’y peux

C’est comme ça qu’est-ce que j’y peux


Quand je serai grand je serai dans le showbiz…

 

« Double Je », Inventaire (2007). Artiste : Christophe Willem. Composition : Zazie / JP Pilot. Production : Vogue / Sony BMG.

 

Il n'y aura pas d'introduction musicale.
On se demandera donc directement en quoi, dans cette chanson, l’éthos discursif reste instable et problématique dans la superficialité des références invoquées.

 

I. Un enfant dans un monde d’adultes ?

A. La voix de l’enfant :

Cette voix, c’est d’abord celle de Christophe Willem, cette voix cristalline de celui qui n’a pas mué. La référence au Bee Gees dans l’incipit renforce d’emblée l’éthos pré-discursif de la voix féminine. Ensuite le personnage affirme son incapacité à grandir : il se projette dans un futur fantasmé avec « Quand je serai grand » alors qu’il l’est déjà. De plus  « En attendant » traduit une sorte d’indécision : il se complaît dans un rêve irréalisable, ou qu’il ne fait rien pour réaliser. Ce fantasme du futur se traduit encore avec « ce sera facile », dans la projection d’une vie adulte libérée de contraintes, selon le point de vue de l’enfant. De même, « Enfin » exprime l’idée d’un aboutissement quand on parvient à l’âge adulte. Pourtant, le chanteur y est, et affiche une identité instable, frappant ainsi d’absurdité l’idée d’une identité facile et fixe : cette contradiction tourne à vide, et montre l’impossibilité enfantine de se réaliser. De même, la contradiction se voit aussi dans « Oui mais », par l’opposition au fantasme, qui n’aura aucune réalité car le personnage répète « en attendant ».

B. L’égocentrisme enfantin :

On remarque dans le texte la saturation du « je » : aucun autre personnage n’apparaît : le sujet n’a pas encore dépassé le stade du miroir, il ne se constitue que dans son propre retour à lui-même, qu’il considère aussi comme un autre. Ainsi, dans « Et moi » est mise en avant l’individualité, dans une sorte de délire égocentrique. Allons même plus loin, et voyons dans l’évocation du « Vendeur dans les magasins » le signe de l’altruisme : le vendeur est au service des autres. Or le chanteur en est au stade de l’enfance, et ne s’occupe que de lui : à ce fantasme du vendeur s’oppose le « En attendant je me déguise » : ainsi le présent du narcissisme s’oppose au futur, celui du fantasme où le vendeur déguise les autres. D’ailleurs, le « je » s’emploie avec un verbe réfléchi : le sujet est uniquement tourné vers lui-même.

C. Le regard des autres : une société normative

Notons que l’être a besoin de se définir par son activité professionnelle avec « Bee Gees » ou « pilote de Formule 1 » Il paraît aux yeux des autres, mais il n’a pas d’intériorité : ainsi, ce qu’il propose comme activité permet d’avoir une reconnaissance sociale. De même « Je serai vendeur dans les magasins » est une autre activité professionnelle qui parviendrait à fixer l’identité (mais cela reste insuffisant pour définir l’être, d’autant plus que le métier appartient à une société de consommation superficielle). Le sujet met donc en avant la voix et le regard des autres : « C’est vrai que » montre la reconnaissance de la voix publique, ou de leurs reproches, de même que « Oui » qui montre qu’il accepte : c’est l’attitude de celui qui ne sait pas dire non, qui n’a pas (encore) appris à le faire. Les chœurs font la voix de « Faudrait savoir ce que tu veux » : les deux voix alternent, signe d’une identité partagée, comme si le chanteur se parlait à lui-même, dans une schizophrénie généralisée. Mais aussi, les chœurs font la voix de la société, la voix commune, qui exige que l’on se définisse : cette exigence apparaît dans le verbe d’obligation « Faudrait ». La voix commune (et un peu vulgaire dans l’effacement du sujet impersonnel), avec « Faudrait savoir ce que tu veux », pense que l’identité se décide (elle se veut) ; or la chanson va contre ce principe. Si cette voix est aussi celle de Willem, elle incarne la voix normative ou normatrice. Ensuite les chœurs sont davantage repris, ce qui peut traduire la pression grandissante du regard social. De plus cette fois-ci ce sont eux qui entament le refrain : on note l’alternance et brouillage des voix. Cependant le sujet échappe à la pression sociale, aux regards : comme on le voit dans « je me défile » ; la fuite est encore évoquée dans « je me dérobe », même si « Je sais » est une façon d’accepter la voix commune, ce qu’on lui reproche. Finalement, « A qui la faute ? » est une question qui montre la recherche d’une responsabilité (le mot « faute » appartient au domaine moral), comme si l’identité changeante était un crime aux yeux de la société.

 

II. Faire le jeu d’une identité versatile et instable

A. Les références à la variété, à la chanson légère :

La chanson obéit aux règles de la chanson de variété : il y a un refrain très répétitif, des couplets construits de la même façon, qui débutent par « Quand je serai grand », des variations infimes dans le refrain. Elle est construite selon les règles de la consommation courante, et est prête à passer sur Virgin FM. Ces références à la variété cachent le sérieux, le voilent derrière la légèreté voire la bêtise : elles sont comme la carapace de La Tortue. « Le rouge le noir » fait explicitement allusion à une chanson idiote de Jeanne Mas, « En rouge et noir » (1896). De même « En chantant dans ma salle de bain » est une référence ironique à ce qu’on répétait sur les plateaux de la Nouvelle Star ou de Pop Stars, que certains candidats auraient mieux fait de continuer à chanter sous leur douche : il y a donc là la modestie de reconnaître que le chanteur vient d’une émission de téléréalité, en même temps que de l’ironie car il a échappé aux critiques des jurys et est devenu un vrai chanteur : mais l’identité est floue, et porte en elle autant le passé (chanteur de salle de bain) que le présent (chanteur officiel).

B. Le jeu sur les expressions, sur les références : l’absence de sérieux

Zazie a écrit la chanson, et Zazie est passée maître dans l’art du jeu de mots. Ici on en trouve de nombreux, qui permettent à l’identité du chanteur de se cacher derrière cet humour et ces mots. Ainsi, « Le rouge, le noir » évoque autant Jeanne Mas que Stendhal. On peut aussi relever le jeu de correspondance sonore entre rouge et blues, entre noir et espoir. Pour finir, la fin « je serai dans le showbiz » fait de l’humour sur le cercle de la musique qui est surtout celui des affaires. Mais cette phrase peut aussi être une référence voilée à l’homosexualité, par un langage implicite qui n’affirme pas, mais propose des possibles (Notons la référence à la sous-culture américaine : dans la série Friends, Susan, dit à Ross qui refuse que son fils Ben joue avec une poupée (Saison 3 épisode 4) : « Il a une poupée, et alors ? A moins que tu ne craignes que plus tard, il soit... dans le show-business ! ». Et ici, cela désigne évidemment l’homosexualité : ce qui expliquerait d’ailleurs les « A qui la faute ? » et « Je suis l’un et l’autre », dont on reparlera). Zazie a aussi détourné des expressions figées, lexicalisées, comme « De toutes les couleurs j’aime en voir » : l’expression « en voir de toutes les couleurs », plutôt péjorative, est ici détournée par son retournement (le complément avant le verbe) mais aussi par la valeur méliorative que lui donne « j’aime » : l’identité se constitue derrière un masque, celui qui fait des jeux de mots légers et prend les expressions dans leur double sens : la couleur, ici, est « le rouge, le noir / Le blues » (notons la polyphonie sur ce seul mot : le style de musique, la déprime, ou la référence au bleu, autre couleur qu’il aime voir), mais appartient aussi à l’expression abstraite. On relève ensuite « De toutes les couleurs je vais en voir » : le futur proche traduit l’annonce d’un futur difficile dans la reprise de l’expression, cette fois-ci uniquement au sens figuré. Le jeu de mot qui a le plus de doubles fonds est « Double je », l’expression qui donne son titre à la chanson : elle joue, là encore, sur deux graphies, le « double jeu », qui renforce la légèreté d’une identité qui se constitue par « jeu », mais aussi fait référence à l’expression lexicalisée « jouer double jeu ». Mais « double je » met aussi en avant l’instabilité de l’identité, ses multiples masques, et affiche la surreprésentation du « moi » dans le texte.

C. L’identité en question : l’impossible fixation, l’identité en mouvement

Le verbe être dans « je serai » pose le problème de l’identité dès l’ouverture de la chanson. Il est utilisé ensuite à de nombreuses reprises : le verbe « savoir » met en question la fixation de l’identité, justement indécidable, et on retrouve les deux dans « je saurai qui je suis » : l’identité est encore indéfinie, à venir dans l’emploi du futur. L’identité est multiple : Christophe Willem dans la chanson ne se définit pas comme une personne, mais comme un personnage (persona en latin signifie « masque ») : en effet « Ou bien » montre l’hésitation de l’identité, de même que « je me déguise », et dans le même champ lexical « tous les costumes me vont bien ». Il s’agit donc bien d’un personnage, comme au théâtre, qui endosse des identités superficielles. Allons même plus loin, les rimes croisées contribuent à donner l’impression du mélange des identités. Dans « Je me défile, je me dérobe et je me fuis », les premiers verbes montrent la fuite devant les autres, mais le dernier, par l’emploi du réfléchi, « je me fuis », prouve que cette fuite ne se fait pas que devant les autres, mais surtout face à soi, comme un moyen d’échapper à sa propre identité : des verbes de mouvement sont d’ailleurs employés.

 

III. Une identité en train de se fixer ?

A. Les antithèses : une identité qui fait le grand écart

Dès les deux premiers vers, le sujet se constitue par l’antithèse : être « pilote de Formule 1 » est activité très virile, qui contraste avec la voix de castrat des Bee Gees. Le sujet s’établit aussi dans l’écartèlement de l’antithèse « Le rouge le noir », ces couleurs opposées, qui montrent encore l’identité dédoublée, surtout dans les deux références possibles : le roman d’initiation de Stendhal (et d’un héros écartelé entre l’armée et l’église, la richesse et ses origines) et la chanson de variété de Jeanne Mas, « En rouge et noir » : on voit là l’antithèse entre la culture classique et la culture superficielle de variété. De même dans « Le blues l’espoir » l’antithèse est encore employée, le premier connotant le pessimisme, le second l’optimisme. On relève aussi « Je pleure » qui fait antithèse avec « Je ris », « J’ai peur » (idée de la fuite) avec « Envie » (rechercher, aller de l’avant). A la fin « En chantant » est la réaffirmation de son éthos, mais de façon ironique, puisque « dans ma salle de bain », lieu privé, intime, s’oppose à la chanson elle-même qui est le lieu de la parole publique.

B. Les références à la chanson : fonder un éthos de chanteur

Malgré l’incertitude, le sujet fonde son éthos sur la variété : « je serai Bee Gees » est une façon de se situer dans la longue histoire de la variété musicale, comme une déclaration immédiate, une façon de  crier son amour à la musique, et à une musique démodée : l’éthos se fonde sur une référence ancienne, une influence marquée, classée comme kitsch. L’affirmation d’un éthos de chanteur se voit ensuite dans « Le blues », comme référence plus noble que les Bee Gees. Finalement, à la fin, « En chantant » est la réaffirmation de ce même éthos, même si cela se fait de façon ironique.

C. L’affirmation finale d’une identité ? L’acceptation de l’instabilité

 La question rhétorique « qu’est-ce que j’y peux » est destinée à gagner l’adhésion de l’auditoire, en mettant en avant son impuissance, c’est-à-dire la nécessité d’accepter son identité, même si elle est indéfinie. De même avec « C’est comme ça » qui met en avant par le présentatif une forme de fatalité dans une formule figée comme un proverbe. Vers la fin du texte, « Je suis l’un et l’autre » est l’affirmation pour la première fois d’une identité présente, actuelle (v. être), et fixe, mais en affirmant ses contradictions dans la conjonction « et » : on peut repenser au coming-out caché que constitue cette chanson, et voir dans cette affirmation de l’un et de l’autre côté d’une personnalité la dégenrisation si chère à Judith Butler. Ensuite le refrain est légèrement modifié avec « Après tout », qui introduit l’idée d’accepter cette instabilité, comme chose indifférente, de passer outre. De même avec « qu’on se le dise » : ce « on » traduit le regard extérieur : l’expression est un moyen de défier le regard général, en supposant que l’information soit relayée, comme le sous-entend le verbe pronominal « se dire » (donc se répéter). Dans le dernier refrain, le chanteur a le dernier mot, imposant la fatalité de son identité instable. On note une réaffirmation ultime d’un fantasme enfantin au dernier vers, mais ce fantasme-là est réalisé : « je serai dans le showbiz » : le futur se superpose au présent du chanteur, qui a gagné le télécrochet et enregistré un album avec le gratin de la variété.

 

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